XXVIII
Il songea à tout ce qui avait changé sur le continent en un quart de siècle.
Nouveaux ports, nouvelles colonies, nouvelles bases navales. Routes et voies ferrées s’enfonçant dans les terres. Mines et raffineries. Aéroports.
Système de districts, gouverneurs élus, stations radio. Concessions statutaires dans les steppes russes, avant la zone volcanique séparant Darwinie et vieille Asie. Escarmouches avec Arabes et Turcs. Bombardement de Jérusalem, guerre contre les Japonais, émeutes de conscrits au nord.
Mais tant de terres toujours désertes. Une immensité de forêts et de plaines où un homme n’avait aucune peine à disparaître, quelles que fussent ses raisons.
Abby avait invité le visiteur à s’asseoir à la table du petit déjeuner, où il dévorait une assiette de mate-faims maison, tenant fourchette et couteau comme un enfant de cinq ans. Une rosée de sirop de maïs imbibait sa barbe embroussaillée.
Guilford sentit un torrent d’émotions l’envahir à cette vue : stupeur, soulagement, peur renouvelée.
Le broussard harponna un dernier morceau de crêpe avant de lever les yeux.
« Bonjour, Guilford. Ça faisait longtemps, lâcha-t-il, laconique.
— Très longtemps, Tom.
— Je peux fumer ? »
Une pipe en bruyère neuve. Un vieux sac de toile gonflé de plantes fluviales.
« Allons nous dégourdir les jambes », proposa Guilford.
Abby, interrogatrice, lui toucha le bras.
« La police du district et le capitaine des pompiers veulent que tu les rappelles. Il faut aussi contacter la compagnie d’assurances.
— Pas de problème. Tom est un vieil ami. Le reste peut attendre un moment. Ce qui a brûlé a brûlé. Plus la peine de se presser.
— Je suppose que tu as raison, admit-elle, les yeux emplis d’une réserve grave.
— Ne laisse pas sortir Nick, aujourd’hui.
— Tous mes remerciements pour le petit déjeuner, Mrs. Law, intervint Tom. C’était délicieux. »
Le broussard n’avait pas changé, en vingt-cinq ans. Sa barbe avait été taillée, depuis ce terrible hiver, il était plus trapu – en meilleure santé – mais il n’avait pas réellement changé. Quoiqu’on devinât en lui une certaine lassitude, il ne présentait aucun signe de vieillissement.
Moi non plus, dut reconnaître Guilford.
« Vous avez l’air en pleine forme, Tom.
— On a tous les deux une santé de cheval, vous devriez savoir pourquoi, maintenant. Qu’est-ce que vous racontez aux gens, Guilford ? Vous mentez sur votre âge ? Moi, ça ne m’a jamais posé de problème – je ne reste pas assez longtemps au même endroit. »
Ils s’assirent sous le porche de devant grinçant. L’air matinal venu de la baie montait la pente, frais comme de l’eau, parfumé de plantes en pleine croissance. Tom bourra sa pipe, sans toutefois l’allumer.
« Je ne sais pas ce que vous voulez dire, affirma Guilford.
— Mais si. Et vous savez très bien aussi que je ne serais pas là s’il ne se passait pas quelque chose de grave. Alors pas la peine de se fatiguer avec ce genre d’âneries, d’accord ?
— Ça fait un quart de siècle, Tom.
— Je comprends. Personnellement, il m’a fallu dix ans pour craquer. Là, j’ai dit : d’accord, le monde est dans la merde, et j’ai été choisi pour l’en sortir. Ce n’est pas facile à croire. Si c’est vrai, c’est terrifiant, et si ça ne l’est pas, on est tous bons à enfermer.
— Qui ça, on ?
— On est des centaines, déclara le broussard en approchant une allumette du fourneau de sa pipe. Je pensais que vous vous en étiez rendu compte. »
Guilford resta un instant silencieux, assis au soleil du matin. Il n’avait pas beaucoup dormi. Son corps lui faisait mal, ses yeux aussi. Une douzaine d’heures plus tôt, il se trouvait à Fayetteville, devant les cendres de son magasin.
« Je ne voudrais pas me montrer inhospitalier, dit-il enfin, mais j’ai pas mal de soucis.
— Il faut arrêter, affirma Tom, solennel. Seigneur, Guilford, regardez-vous. Vous vivez comme un mortel, vous êtes marié, nom de Dieu, vous avez même un enfant. Je ne vous reproche pas d’en avoir eu envie. C’est une existence qui m’aurait peut-être plu, à moi aussi. Mais nous sommes ce que nous sommes. Sullivan et vous, vous passiez votre temps à vous féliciter de votre ouverture d’esprit, alors que ce pauvre vieux Finch prenait ses désirs pour des réalités. Seulement qu’est-ce que je vois ? Guilford Law, le bon citoyen, malgré toutes les preuves du contraire, et que Dieu vienne en aide à ceux qui n’y croient pas.
— Écoutez, Tom…
— Écoutez, vous. Votre magasin a été incendié. Vous avez des ennemis. Les habitants de cette maison sont en danger. À cause de vous. Vous, Guilford Law. Il vaut mieux regarder en face la vérité que les cadavres de sa femme et de son fils.
— Vous n’auriez peut-être pas dû venir.
— Oh, excusez-moi, avec mes gros sabots. » Tom secoua la tête. « À part ça, Lily est ici. Elle est descendue dans un hôtel d’Oro Delta. Elle veut vous voir.
— Lily ? répéta Guilford, le cœur battant.
— Votre fille. Si ça vous dit encore quelque chose, après tout ce temps. »
Abby ignorait ce que leur fruste visiteur avait raconté à Guilford, mais quand ce dernier repassa la porte, son désarroi ne lui échappa nullement.
« Abby, pourquoi ne préparerais-tu pas vos bagages, à Nick et toi, pour aller passer une semaine chez ton cousin, à Palaepolis ? » demanda-t-il.
Elle le prit dans ses bras puis composa ses traits, avant de lever la tête.
« Pourquoi ?
— Pour être en sécurité, c’est tout. Jusqu’à ce qu’on sache vraiment ce qui se trame. »
Quand on avait vécu si longtemps avec quelqu’un, on savait dépasser la barrière des mots. Abby ne chercha pas à discuter : Guilford avait peur, très peur.
Une peur qui la gagna, mais qu’elle garda nouée serrée juste sous le sternum : il ne fallait pas la laisser voir à Nicholas.
Il lui semblait jouer un rôle dans une pièce qu’elle connaissait mal, où elle luttait pour se rappeler son texte. Depuis maintenant des années, elle s’attendait à… eh bien, pas à ça, certes non, mais à un événement, une crise. Parce que Guilford n’était pas un homme comme les autres.
Ce n’était pas seulement son apparente jeunesse, bien qu’elle fût devenue plus évidente – plus frappante – ces derniers temps. Ni non plus son passé, dont il ne parlait que rarement et qu’il dissimulait avec soin. Il y avait plus. Guilford se trouvait à l’écart de l’agitation humaine ordinaire, il en avait conscience, et il n’aimait pas cela.
Abby connaissait la rumeur. Les contes de bonnes femmes. Les langues allaient bon train sur les Anciens, c’est-à-dire les plus vieux broussards, qui venaient encore en ville de temps à autre. (Ce Tom Compton en était un excellent exemple.) Des histoires circulaient, durant les longues nuits entre Noël et Pâques. Les Anciens en savaient plus qu’ils ne voulaient bien le dire. Les Anciens détenaient de grands secrets.
Ils n’étaient pas complètement humains.
Jamais elle n’avait ajouté foi à ces racontars. Elle les écoutait d’une oreille, souriante.
Mais, il y avait de cela deux ans, alors que Guilford coupait du bois de chauffe derrière la maison, sa main avait glissé sur le manche de la vieille hache, qui lui avait profondément entaillé le mollet gauche.
Abby, debout à la fenêtre cernée de givre, avait tout vu. La lame s’était enfoncée dans les chairs – Guilford l’en avait arrachée avec effort, comme d’un morceau de bois humide – le sang avait ruisselé sur l’acier et sur la terre durcie. Il avait semblé à Abby que son cœur s’arrêtait. Guilford, soudain livide, avait lâché l’outil avant de s’effondrer.
Elle s’était ruée vers la porte de derrière. Toutefois, si impossible que ce fût, le blessé était parvenu à se remettre sur ses pieds le temps qu’elle le rejoignît. Il arborait une expression étrange, figée.
« Ça va, je n’ai rien », avait-il dit en regardant l’arrivante, l’air quasi honteux.
Elle était restée stupéfaite. La blessure, qu’il lui avait montrée, était en effet déjà refermée. Il n’en subsistait qu’une mince ligne sanglante, là où la hache avait frappé.
Ce n’est pas possible, avait songé Abby.
Mais il ne voulait pas en parler. Ce n’était qu’une égratignure, affirmait-il. Si son épouse avait vu autre chose, c’était que le soleil de l’après-midi lui avait joué un tour.
Le lendemain matin, quand il s’était habillé, il ne restait pas seulement une cicatrice.
Abby avait chassé la chose de son esprit, parce que telle était la volonté de Guilford et qu’elle-même ne comprenait pas. Peut-être avait-il raison, peut-être s’était-elle trompée, quoique le sang répandu eût été bien réel, sur la terre comme sur la hache.
Pourtant, on ne pouvait oublier purement et simplement une chose pareille. Le souvenir avait persisté.
Il était demeuré là, sous la forme d’une subtile certitude que les choses n’étaient pas ce qu’elles paraissaient, que Guilford dépassait ce qu’il consentait à montrer de lui-même ; que donc leur vie, à Abby et lui, ne serait jamais vraiment normale. Un jour viendrait, elle l’avait compris, où il faudrait payer.
Ce jour était-il arrivé ?
Elle n’eût su le dire, mais la peau de l’illusion avait été traversée. Cette fois, il serait peut-être impossible d’endiguer l’hémorragie.
Les deux hommes étaient assis sur la pente herbue, ombragée par l’orme que Guilford avait planté dix ans plus tôt.
Abby prépara un sac. Nick l’imita, ravi à l’idée de partir en voyage quoique conscient du changement que subissait toute la maisonnée. Guilford le vit, sur le seuil, en train de les guetter, lui et l’apparition barbue qui lui tenait compagnie. Les yeux du garçon brillaient d’appréhension.
« Moi non plus, je n’ai pas voulu ça, déclara Tom. S’il y a bien une chose qui ne m’intéressait pas, c’était de laisser un esprit foutre ma vie en l’air. Mais tôt ou tard, il faut affronter la réalité.
— « Les choses et les actes sont ce qu’ils sont. Leurs conséquences seront ce qu’elles seront ; pourquoi vouloir se laisser tromper ? »
— C’était un sermon de Sullivan, non ?
— Si.
— Il me manque, ce saligaud. »
Nick sortit, armé d’un gant et d’une balle de baseball avec laquelle il commença à jouer, la lançant très haut puis se mettant à courir pour l’intercepter. Ses cheveux blond foncé lui retombaient dans les yeux. Si tu veux être milieu de terrain, il va falloir passer chez le coiffeur, songea son père.
« Je n’aimais pas mon allure, dans cet uniforme pourri, continua le broussard. Je n’aimais pas que cet esprit soit toujours dans mon dos à me raconter des choses que je n’avais pas envie d’entendre. Vous voyez de quoi je veux parler. » Il regarda Guilford droit dans les yeux. « Toutes ces histoires d’Archives, de millions et de millions d’années de ceci et de cela. Au bout d’un moment, on n’en peut plus, on est bon pour tirer sur le bambou. Mais j’en ai parlé à Erasmus, vous vous rappelez, ce vieux rat du Rhin, et il m’a dit exactement la même chose. »
La balle de Nick grimpa dans le ciel bleu, dépassa la lune pâle. La silhouette d’Abby traversa une fenêtre, à l’étage.
« On est nombreux à être morts dans cette guerre, Guilford. Il n’y a pas eu d’esprit pour venir frapper à toutes les portes. S’ils sont là pour nous, c’est qu’ils nous connaissent. Ils savent qu’il y a au moins une petite chance qu’on accepte le fardeau, qu’on sauve quelques vies. Sauver des vies ; ils n’en demandent pas plus.
— C’est ce qu’ils disent.
— Et ces salauds, l’Ennemi et les pourris qu’il a recrutés, ils sont vraiment dangereux. Aussi durs à éliminer que nous, alors qu’ils tuent n’importe qui, hommes, femmes ou enfants, sans hésiter.
— Vous en êtes sûr ?
— Certain. J’ai découvert quelques petites choses – je ne me suis pas caché la tête dans le sable, ces vingt dernières années. À votre avis, qui a mis le feu à votre magasin ?
— Je l’ignore.
— Ils ont dû apprendre où vous viviez. On ne peut pas dire qu’ils soient très regardants. Faire feu de tout bois, voilà leur méthode. Et tant pis si quelqu’un d’autre est pris dans la ligne de tir. »
Abby sortit au soleil décrocher du linge. La brise de mer gonflait les draps telles les grand-voiles des navires.
« Ces gens, ce sont nos adversaires. Les psions se sont emparés d’eux pour la même raison qui a poussé les esprits vers nous : parce qu’il y avait des chances qu’ils coopèrent. Ils ne sont pas franchement honnêtes. J’irais jusqu’à dire qu’au niveau moral, il leur manque quelque chose d’essentiel. Certains sont des trompeurs-nés, d’autres des tueurs.
— Comment se fait-il que Lily soit à Oro Delta ? »
Tom bourra sa pipe. Abby pliait les draps pour les placer dans un panier en osier, non sans jeter à son mari de fréquents coups d’œil.
Désolé, Abby. Je n’ai pas voulu ça. Désolé, Nick.
« Elle est venue pour vous.
— Alors elle sait que je suis en vie.
— Depuis quelques années. Elle a trouvé vos notes dans les affaires de sa mère.
— Ce qui signifie que Caroline est… morte.
— J’en ai peur. Lily a du courage. Elle a découvert que son père n’avait peut-être pas disparu avec Finch et compagnie, qu’il était peut-être toujours en vie, qu’il lui avait laissé cette drôle d’histoire d’esprits, de meurtriers, de cité en ruine… En fait, elle l’a crue, voilà. Elle s’est mise à poser des questions. Ce qui a lancé les méchants sur sa piste.
— Pour des questions ?
— Pour des questions trop publiques. Elle n’est pas seulement intelligente, elle est aussi journaliste. Elle voulait publier vos notes, après les avoir fait authentifier. Alors elle est venue à Jeffersonville déterrer ces vieilles histoires. »
Abby regagna la maison. Nick, fatigué du baseball, laissa tomber son gant sur la pelouse pour s’avancer dans l’ombre de l’orme, fixant d’un regard curieux Tom et Guilford, sentant qu’il ne fallait pas trop s’en approcher. Des histoires d’adultes, aussi étranges que pesantes.
« Ils s’en sont pris à elle ?
— Ils ont essayé, acquiesça Tom.
— Vous les en avez empêchés ?
— Je l’ai mise en sûreté. Elle m’a reconnu d’après vos descriptions. J’étais le Graal, littéralement – la preuve que tout ça n’était pas le délire d’un fou.
— Et vous l’avez amenée ici ?
— Pour elle, Fayetteville était l’étape suivante, de toute manière. C’est vous qu’elle cherche. »
Abby s’approcha de la voiture, hissa jusqu’au coffre la valise qu’elle portait, jeta un coup d’œil à Guilford puis regagna la maison. Le vent soulevait ses cheveux noirs derrière elle, faisait danser sa jupe autour de ses jambes.
« Je n’aime pas ça, déclara Guilford. Qu’elle se retrouve impliquée là-dedans.
— Seigneur, Guilford, tout le monde est impliqué. Il n’est pas seulement question de vous et moi, plus quelques centaines de types qui parlent avec des esprits. Il est question de savoir si vos enfants, et les enfants de vos enfants, vont mourir pour de bon ou, pis, être réduits en esclavage par ces saloperies d’animaux de l’Autre Monde. »
Un nuage masqua le soleil.
« Vous êtes sorti du jeu un bon moment, poursuivit Tom, mais la partie continue. On a beau être plus durs à éliminer que la moyenne, il y a eu des pertes des deux côtés. Vous avez été tiré au sort, vous ne pouvez pas faire comme si de rien n’était. Ils s’en fichent, eux, que vous préfériez rester en dehors de la guerre. Ça n’a pas d’importance. Vous représentez un danger potentiel, alors ils veulent vous éliminer de la liste. Vous ne pouvez pas rester à Fayetteville. »
Guilford parcourut machinalement du regard la route de terre, à la recherche d’ennemis. Rien. À part un tourbillon de poussière animant l’air desséché.
« Est-ce que j’ai le choix ? demanda-t-il.
— Non. C’est ça, le plus dur. Si vous restez ici, vous allez tout perdre. Si vous vous installez ailleurs aussi, tôt ou tard. On ne peut rien faire… qu’attendre.
— On ?
— Les vieux soldats. On se connaît tous, maintenant, soit réellement, soit par l’intermédiaire des esprits. La vraie bataille n’est pas pour aujourd’hui. Elle arrivera d’ici quelques années. Alors en gros, on ne se mêle pas aux gens. Pas de domicile fixe, pas de famille, des boulots anonymes, en ville ou dans la brousse, là où on peut rester sur son quant-à-soi et sur ses gardes, vous voyez, surveiller les méchants d’un œil, mais pour l’essentiel… on attend.
— Quoi ?
— La grande bataille. La résurrection des démons. L’appel, en fait.
— Combien de temps ?
— Qui sait ? Dix, vingt, trente ans…
— C’est inhumain.
— Exactement. Nous sommes inhumains. »